(Nouvelle parue dans le « recueil maudit II» qui fut disponible seulement un mois à la vente, en novembre 2022).
Difficile de se retenir de pouffer, bien que le lieu ne s’y prêtait guère. Mais la perspective de leur surprise, arrosée par quelques cocktails maison, avait annihilé des années d’éducation qui imposaient le respect et la discrétion dans un cimetière.
Après tout, c’était le soir d’Halloween.
Harry se tourna vers son ami d’enfance pour contrôler son déguisement et son maquillage. Cinq heures de préparation (et autant d’alcool ingurgité) mais le résultat dépassait largement les attentes. Il ressemblait à s’y méprendre à un zombie de The Walking Dead. Lui-même n’avait rien à lui envier, il était également méconnaissable et terriblement flippant.
– Attends, tu veux pas qu’on fasse quelques selfies avant de les rejoindre ? un caveau ou quelques tombes feront l’affaire ! lança Cole.
– Ouais go !
Les deux zombies s’accroupirent devant une sépulture gothique et entamèrent une séance de photos tantôt sérieuse, tantôt délirante et là encore, ils peinèrent à retenir des éclats de rire qui risquaient de trahir leur présence. Leur arrivée se devait d’être la plus théâtrale possible.
Ils avaient rendez-vous avec le reste de la bande dans une autre partie du cimetière, pour faire la fête, comme chaque 31 octobre depuis qu’ils étaient adolescents. Chacun y allait de son plus beau costume, ou du plus farfelu, mais cette année, ils étaient persuadés d’être les rois de la soirée.
Les haillons qui les habillaient sentaient aussi mauvais qu’ils semblaient vieux et usagés, et ils avaient commandé de nombreux accessoires sur un site professionnel d’effets spéciaux et de maquillages de cinéma. Quelques tutoriels sur Youtube avaient contribué à leur apparence. Et le résultat dépassait leurs espoirs les plus fous. Quelques litres de faux sangs parachevaient leur chef-d’œuvre.
– Putain, ça donne chaud par contre, avoua Harry.
– T’as vu ce que tu as picolé quand on se préparait, le nargua Cole.
– Ouais, p’tet, mais pas que… les couches de latex et de maquillage, pfiouuu. Je sais pas comment font les meufs pour s’infliger ça tous les jours.
– T’es vraiment un faux-cul ! Si elles se pointaient nature, tu ferais une réflexion sur leur manque de coquetterie, ricana Cole.
Harry répondit par un rire étouffé, validant au passage la justesse du propos de son ami.
– Moi je commence à cailler, ajouta Cole.
– Tu vois, t’aurais dû boire plus !
Mais cette fois, la pique ne déclencha nul sourire. La gravité du visage à peine reconnaissable de zombie Cole traduisait le sérieux.
– Ah ouais, tu as froid à ce point ? comprit immédiatement Harry qui connaissait si bien son acolyte.
– J’ai des frissons, j’espère que je ne couvre rien. Bon, viens, allons-y.
– J’espère que t’as pas chopé une merde, sinon je suis bon pour l’avoir aussi ! le tança Harry.
Le petit groupe de potes était au complet. Comme de coutume, un feu illuminait le coin qu’ils se réservaient, année après année. La police ne risquait pas de venir gâcher leur petite sauterie : la surveillance des rues et des enfants sonnant aux portes pour quémander des bonbons accaparait les maigres forces de l’ordre de la ville. L’effectif ne comptait qu’une brigade de quelques agents et seulement deux voitures de patrouille.
Se trouvaient là Cindy, déguisée en lapin Playboy, June qui avait opté pour un costume intégral de la panthère rose (et qui dénotait autant que celui de Cindy dans ce lieu de repos éternel), puis Paul, identifiable uniquement par sa stature de sportif, puisqu’il s’était couvert de bandages dans une tentative ratée de ressembler à une momie et enfin Marvin.
De leur position, Harry et Cole ne parvenaient pas à saisir le déguisement de Marvin. Il aurait aussi bien pu être un savant fou sorti d’un film de la Hammer que Doc Brown de Retour vers le Futur.
– Bon, si tu es prêt, on se lance, je commence aussi à me les geler, chuchota Harry.
Leur enthousiasme semblait avoir fondu comme neige au soleil à mesure qu’ils se rapprochaient du moment qui devait être le climax de la soirée : leur entrée en scène. La promesse de cette dernière réunion d’Halloween entre amis d’enfance stimulait leur envie de faire la fête, mais là, tout de suite, Harry et Cole auraient préféré une tasse de chocolat chaud, sous un plaid, devant une série Netflix. L’année prochaine, ils rejoindraient chacun une université différente et feraient la bringue avec de nouveaux amis. Il fallait profiter de cette ultime soirée.
Comment la température avait pu chuter si vite ? Ce cimetière les glaçait jusqu’aux os. Mais dès qu’ils rejoindraient les autres, cela irait mieux, cela ne pouvait en être autrement.
– Je suis prêt, annonça Cole.
Les deux jeunes hommes sortirent de l’ombre, d’une démarche lente et saccadée, en grognant de leur voix la plus rauque. Ils progressaient au ralenti, comme victime de la rigidité cadavérique et en imitant au mieux les zombies qu’ils avaient vu dans tant de films.
– Les voilà !
– Youhou !
– La vache, vous vous êtes surpassé les mecs, se réjouit Cindy.
Le groupe salua la performance de Harry et Cole et très vite, de nombreux flashs inondèrent le cimetière tandis qu’ils se faisaient mitrailler par les smartphones. June s’approcha d’eux.
– Putain, vous avez assuré là, dit-elle impressionnée.
– Cinq heures de boulot, confirma Harry.
Tous s’assirent autour du feu, et les bouteilles d’alcool se mirent à tourner tandis que les six amis plaisantaient ou se racontaient des histoires d’horreur pour coller au thème de la soirée.
Sans se concerter, les deux zombies essayaient de faire bonne figure, chacun de leur côté. Peut-être auraient-ils dû enfiler un pull sous leur déguisement, il faisait si froid.
– Taisez-vous, il y a quelqu’un qui approche ! lança Marvin.
– Genre… entonnèrent les autres ensemble, pensant qu’il essayait de leur faire peur.
– Non, j’vous jure, j’ai entendu des pas sur les graviers.
Alors qu’une nouvelle salve de moquerie pointait sur lui, une silhouette noire se détacha avec grâce des ombres et se faufila entre les tombes. Il s’agissait d’une femme d’une grande beauté, cheveux noirs qui tombaient en cascade sur ses épaules et des yeux émeraudes qui semblaient briller dans la nuit. Cette figure ténébreuse inspirait un mélange d’envie, de respect, mais aussi d’inquiétude, peut-être même de peur.
Interdit, le groupe n’osa pas dire un mot tandis que la nouvelle venue passa à côté d’eux. Sentant le malaise qu’elle avait provoqué, elle se tourna, amusée, vers le groupe.
– Hey, ne faites pas attention à moi, je ne fais que passer, dit-elle avec un sourire.
Elle parlait avec un accent étrange qu’aucun des jeunes ne put identifier. Soudain, elle fronça les sourcils et s’approcha des deux zombies. Elle les observa avec curiosité pendant quelques secondes avant de disparaître dans les ténèbres du cimetière sans dire un mot de plus.
Harry aurait juré avoir lu de la pitié dans ses yeux.
– C’était quoi ça ? dit June, légèrement inquiète.
– Une meuf super bonne qui ressemblait tellement à Eva Green, répondit Paul avant de partir d’un rire hilare.
– T’es con, Eva Green a les yeux bleus, ajouta Marvin sur le même ton.
Cette visite impromptue fut rapidement oubliée et la soirée reprit son cours.
– Franchement, je suis bluffée par votre maquillage quand même.
– Merci, répondit simplement Cole.
June se contenta d’hausser les sourcils à sa réponse avant d’ajouter :
– Ça va ? Tu n’as pas l’air bien.
– Ouais, tranquille, j’ai juste super froid.
– Putain, moi aussi, ajouta Harry.
Tous se tournèrent vers les deux zombies avec un regard surpris.
– Quoi ? qu’est-ce qui y’a ?
– Le cosplay est génial, mais je ne sais pas si vous êtes obligés de répondre avec des borborygmes juste pour vous la pétez encore plus hein ? ajouta Marvin.
– Tu racontes quoi ? dit Cole.
Les autres se regardèrent à nouveau. L’inquiétude qui se lisaient sur les visages n’était pas feint. Cindy s’agenouilla devant Harry.
– Harry, on ne comprend rien de ce que vous racontez, vous grognez et c’est tout, dit-elle calmement et doucement, comme si elle parlait à un enfant.
– Vraiment ? vous n’avez trouvé que ça ? s’indigna Harry, persuadé qu’ils se jouaient de lui et de Cole.
Après tout, c’était Halloween, toute opportunité d’effrayer les autres se comprenait, même s’il appréciait peu la blague, surtout dans son état préoccupant.
Mais la jeune femme se redressa avec précipitation. Elle fixait maintenant le sol dans un mélange de dégout et de peur.
Des dents.
Lorsque Harry se pencha pour comprendre ce qui effrayait son amie, son dos l’empêcha d’effectuer la manœuvre. Il se leva avec peine et ne semblait plus pouvoir plier les jambes.
– C’est quoi ce bordel ? dit-il à Cole.
Son acolyte s’était aussi redressé dans un effort titanesque de vieillard qui s’extirpe de son lit.
– J’ai si froid et je me sens si mal, dit-il.
– Moi aussi, renchérit Harry.
Il se tourna vers le groupe.
– Je crois qu’il faut nous emmener à l’hôpital, on couvre un truc là, articula-t-il avec peine.
À mesure qu’il parlait, la mine des autres se décomposait. Les expressions passaient d’anxiété à frayeur et de frayeur à affolement. Paul était le plus perplexe devant cette nouvelle situation, mais aussi le plus téméraire. Il fit un pas vers Harry. Il se colla la main sur le nez pour contrer l’odeur pestilentielle qui se dégageait des deux zombies et retint un haut-le-cœur.
– Les mecs, je crois que vous êtes vraiment morts, dit-il, aussi étrange que cette affirmation sonnait à ses oreilles.
La gravité de la déclaration recouvrit d’une chape de plomb le groupe d’amis. Harry se tourna vers Cole pour lui lancer un regard interrogateur, un regard qui souhaitait savoir s’il avait entendu la même chose que lui.
Mais lorsque Cole ouvrit la bouche pour répondre, sa langue se détacha, et pendit de façon pathétique pendant quelques secondes sur sa lèvre inférieure avant de choir. Elle avait pris une teinte noirâtre écœurante. Il la rattrapa aux creux de ses mains et tenta de comprendre ce qu’il venait de se produire. Des asticots se contorsionnaient sur le petit morceau de chair nécrosée. Ses yeux scrutèrent l’assemblée, implorant une explication.
Cindy et June se mirent à hurler de concert, un cri hystérique qui traduisait toute la terreur que la scène inspirait. Harry, encore lucide, agrippa désespérément le bras de Paul, comme pour se rassurer, comme pour conjurer ce qui s’imposait de plus en plus à son esprit. Il était devenu un zombie, un vrai mort-vivant. Sa raison refusait une telle aberration.
Le courage de Paul l’avait fui lorsque la langue de Cole avait décidé de prendre congé de sa bouche. Il fit un grand geste pour se libérer de la prise de son ami. Le contact glacial de cette main décharnée sur sa peau le révulsait et il fallait qu’il s’en libère. Il ne pouvait supporter cette souillure abominable. Harry n’était plus Harry : Harry était un monstre ! Mais la violence avec laquelle il s’écarta de l’emprise fut fatale à l’articulation de l’épaule de Harry. Son bras tout entier se détacha de son corps.
La raison de Paul le quitta. Son hurlement rejoignit celui des filles, tandis qu’il reculait tout en essayant de se libérer de ce membre qui le répugnait. Il ne sentit pas son pied gauche marcher dans le feu, obnubilé par cette main griffue qui semblait collée à son avant-bras. Les bandages de son costume s’embrasèrent presque instantanément. Même changé en torche humaine, la douleur paraissait secondaire, il s’obstinait à s’acharner sur le bras de Harry qui persistait à s’accrocher à lui. Les flammes le dévorèrent avec une rapidité surprenante, encouragée par le tissu hautement inflammable avec lequel il avait confectionné son déguisement.
Cindy et June étaient au-delà de la terreur. Jamais, en pleine possession de leur jugement, elles ne seraient parties en courant dans les ténèbres d’un cimetière. Mais elles devaient fuir cette réalité, pour la nier, l’effacer, avant de l’oublier. Rien de tout ceci n’avait existé !
Marvin, lui, était figé. Il regardait la scène comme assis dans un cinéma. Deux de ses amis, déguisés en zombies venaient d’en devenir, réellement, et un autre, dévoré par les flammes, était voué à une mort certaine… et atroce. Peut-être l’était-il déjà. Un mélange de fascination et d’incompréhension occultait tout instinct de survie.
Harry peinait à comprendre ce qu’il se passait. Aucune douleur n’avait accompagné la perte de son bras. Et aucune tristesse ne le touchait en observant les restes calcinés de Paul qui continuait de crépiter. Au contraire, cette chaleur le réconfortait, il avait si froid.
Et faim aussi.
Terriblement faim.
Cole lui, ne réfléchissait plus du tout. Seule une pulsion nouvelle, une envie de se repaître de chair humaine avait pris place dans son cerveau. Ce besoin de se nourrir le fit s’approcher de Marvin. La scène se déroulait comme au ralenti et la jeune proie paraissait incapable de détacher son regard de cette monstruosité, jadis son ami, qui progressait avec une lenteur donnant la nausée.
Une odeur de putréfaction recouvrit celle de la viande carbonisée à mesure que Cole gagnait du terrain. Il se mit à rire, très fort, trop fort pour que ce rire traduise de l’amusement. Lui aussi était au-delà de la terreur. L’esprit de Marvin s’était réfugié au fond de sa tête, dans un endroit qu’il savait sécurisé, où aucune horreur ne pourrait lui faire du mal.
Cole ne remarqua même pas l’attitude de Marvin. Seule la faim comptait. Il fallait l’assouvir, pour chasser le froid qui le tenaillait, pour éloigner la douleur qui, à présent, le submergeait. Lorsqu’il saisit enfin Marvin, tous deux roulèrent sur sol. Il planta ses dents dans le bras charnu de sa victime, qui ne se défendit pas. Il tira de toutes ses forces et la peau, accompagnée d’un morceau de muscle, s’arracha avec aisance. Il mâchouilla ce morceau avec délectation avant de se tourner vers Harry.
Ils n’avaient plus besoin de parler pour se comprendre. Un regard suffit pour inviter Harry à sa table, pour le convier à ce repas alléchant.
Harry ne réfléchissait plus non plus. Une envie unique prenait toute la place dans ses pensées. À vrai dire, il ne pensait plus, il n’était plus qu’instinct.
Tous deux savaient déjà que ce ne serait pas suffisant, et qu’ils en voudraient plus, bien plus.
Cette dernière Halloween s’annonçait comme la meilleure soirée de leur vie… ou de leur mort…