SOIRÉE À L’ASILE

(Nouvelle parue dans le « recueil maudit III» qui fut disponible seulement un mois à la vente, en novembre 2023).

Surveiller la grande salle commune constitue l’une des missions les plus dangereuses pour le personnel de l’asile. Même si j’y suis habitué, il n’empêche qu’il faut toujours rester sur ses gardes. À tout moment, un de ces tarés peut devenir agressif ou dépressif, et entraîner les autres dans sa folie. Enfin, je voulais dire, un de ces « malades ». Les psychiatres sont très pointilleux sur la façon dont nous devons, nous infirmiers, nommer nos pensionnaires. Tarés, cinglés, détraqués, toqués, timbrés, tous ces termes sont à proscrire. Ce sont des malades mentaux, des patients qui souffrent de troubles psychiatriques.

En ce qui me concerne, ce sont juste des cinglés, bons à être là où ils sont : l’asile.

– Mike ? Tu as vu ? On va recevoir le « vampire de Philadelphie » ?

Mon collègue me regarde avec de grands yeux. Toute la presse ne parle que de l’arrestation de ce tueur en série, bien ravagé lui aussi, qui vidait ses victimes de leur sang. Son état mental ne lui permettant pas d’aller en prison, nous allons l’admettre à l’institut.

Et évidemment, Mike n’est pas au courant. Je me demande ce qu’il fait avant de prendre son service… Il me regarde de ses yeux amorphes et se tapote le torse doucement avec l’index. Mince, j’ai oublié mon badge, il a dû rester sur mon uniforme lorsque je l’ai laissé à la lingerie. Peu importe, tout le monde connaît mon nom, même si seul mon prénom s’y trouve inscrit.

Kurt. Kurt Bipol. Un nom prédestiné à être moqué par les autres infirmiers. Ils aiment bien me chambrer et me surnomment « bipolaire ». Ce sobriquet me suit depuis la fac.

Le directeur de l’asile va-t-il autoriser le « vampire » à se joindre à cette joyeuse bande qui évolue sous mes yeux ? Une vingtaine de fous s’occupent dans cette garderie pour débiles profonds : c’est un peu l’équivalent de la cour de promenade pour une prison. Les plus gentils en apparence sont souvent les plus dangereux. Présents pour des faits graves, il convient de toujours avoir un œil sur eux.

La vieille Marie par exemple : elle a tué son mari violent, l’a découpé en morceaux pour finalement s’en servir comme engrais pour ses plants de tomates. Je ne sais pas à quel moment elle a pété un câble, mais quand elle s’est aperçue du potentiel du corps humain en décomposition pour le bien-être de ses plantes, elle a commencé à assassiner ses voisins pour ses parterres de fleurs. Un total de douze victimes ont été déterré. Elle est bien fêlée, celle-là, quand même.

Je me demande comment va interagir le « vampire » avec tous ces timbrés. Ils ont chacun leurs habitudes, leur territoire, leur place, et lorsque le « vampire » va intégrer le groupe, nous allons devoir redoubler de vigilance. Au moins les premières semaines. Chaque ajout dans ce microcosme d’aliénés provoque des remous dans leur quotidien, et par conséquent dans le nôtre.

Ce travail n’est vraiment pas une sinécure.

Les journalistes annoncent plus d’une trentaine de cadavres exsangues retrouvés dans le sous-sol de sa maison. Mais la police n’exclut pas d’en dénicher d’autres. Le « vampire » semblait posséder de nombreuses résidences et la crainte de découvrir d’autres charniers inquiète les autorités. Pour couronner le tout, les identifications prennent du temps devant l’état des corps presque momifiés.

Le vrai nom de cet homme maléfique est Bruce Dormero. Mais je soupçonne qu’il s’agisse là d’un alias, l’intelligence supérieure du « vampire » laisse à croire qu’il se dissimule derrière de fausses identités et que son véritable patronyme ne sera jamais dévoilé. Et puis, Bruce est un nom ridicule, je trouve que le « vampire » semble bien plus approprié, plus classe même.

– T’en penses quoi, toi, Mike ? Tu ne crois pas que Bruce est franchement un nom crétin pour un type de l’envergure du « vampire » ?

Comme d’habitude, il n’a rien à dire et se contente de hausser les épaules. Entre les collègues qui parlent trop et les taiseux, je ne peux pas dire que je sois entouré par des flèches. Je pense même que certains auraient leur place avec les tarés que je surveille. D’ailleurs, nous portons une tenue presque pareille à la leur : blanche, aseptisée, médicale.

Mon regard glisse sur Johnny. Celui-là aussi en tient une sacrée couche. Il ne supporte pas qu’on l’observe. Sa psychose l’a obligé à se terrer dans une maison isolée en pleine forêt. Elle s’est accentuée gravement à un point où même le regard des animaux le contrariait. Et lorsque deux campeurs ont eu la mauvaise idée de venir frapper à sa porte après s’être égarés, il leur a crevé les yeux. Ils ont erré des jours avant d’être retrouvés morts à quelques kilomètres de sa cabane en bois. Les flics n’ont pas eu de mal à le choper, mais l’un d’entre eux a tout de même perdu un œil quand il leur a sauté dessus avec une paire de ciseaux. Il ne mesure pas sa chance d’être toujours en vie, certains policiers l’auraient froidement descendu sans se poser de questions. Les psychiatres nous obligent à lui imposer une camisole et un masque qui l’aveugle pour l’empêcher de faire une crise.

Tous les pensionnaires ne sont pas des assassins en puissance, certains sont justes détraqués, avec un petit vélo dans le ciboulot. Mais tous sont susceptibles d’accès de violence à tout moment, et de devenir aussi dangereux que « le Vampire de Philadelphie ».

D’ailleurs, à quelle heure son arrivée est-elle prévue ?

Les malades viennent de finir leur dîner, et le soleil touche presque l’horizon. Lorsqu’il aura disparu derrière la montagne qui fait face à l’institut et qui parade devant les grandes baies vitrées, il sera temps de leur filer leur médoc pour la nuit et de les enfermer chacun dans leur chambre.

J’ai faim, comme ça, d’un coup.

– Mike, commence à les rassembler, les autres vont arriver avec les plateaux et les pilules.

Mais lorsque je me tourne vers mon collègue, il s’est volatilisé. Comment est-ce possible ?

Le soleil lance ses derniers rayons.

Je constate que la vieille Marie ne se trouve plus dans son fauteuil habituel, et que… comment s’appelle-t-il déjà, le taré qui crève les yeux ? Enfin, machin, là, a disparu aussi. Une sensation étrange m’enveloppe quelques instants, comme lorsqu’on se réveille d’un rêve et qu’il se prolonge quelques secondes pendant notre état d’éveil. Je suis désorienté et un léger vertige me saisit. Je ferme les yeux pour le chasser.

Une grande inspiration et me revoilà.

Je ne supporte plus d’être enfermé ici.

Je crève la dalle, comment cela se fait-il ? En plus, je suis tout seul dans cette vaste salle et je déteste cet isolement. Ils pensent peut-être qu’ils peuvent me garder emprisonné comme un animal, comme un loup ou une chauve-souris ? Ils savent pourtant à qui ils ont affaire. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que j’ai réussi à défaire la camisole de force qui m’enserre toute la journée.

J’attends avec impatience les deux infirmiers qui vont venir pour me forcer à avaler leur barbiturique. Je les sens avant de les entendre et enfin de les voir lorsqu’ils entrent dans ma chambre avec leur plateau. Ils ne peuvent discerner le sourire carnassier qui s’affiche sur mon visage, dissimulé par la muselière qu’ils m’obligent à porter tout le temps.

– Allez, Bruce, tu vas être sage et gober tes sédatifs comme un bon toutou.

Je me lève soudainement tout en envoyant valser cette saloperie de camisole. J’arrache mon masque en même temps et me jette sur le premier soignant. Ma main rencontre sa gorge et je lui plante mes ongles dans la jugulaire, que je déchire de toutes mes forces. Son collègue reste médusé une seconde de trop et je lui brise la nuque. Les deux gaillards, qui me dépassaient d’une tête chacun, gisent à mes pieds. Je me penche sur celui qui se vide de son sang et colle mes lèvres à cette source chaude au goût métallique qui ravit mes papilles gustatives.

J’aime la nuit, j’aime les ombres et j’aime le sang. Ces crétins de journalistes m’ont affublé de ce surnom de « Vampire de Philadelphie ». J’ai toujours été étonné par la capacité créatrice de ces vendeurs de malheur. Je ne suis pas un vampire, je ne suis qu’un homme qui a des besoins différents. Du moins, c’est la description que les spécialistes en maladie mentale ont faite de mon cas.

Ceux-là aussi sont bien tarés, bien plus que leurs patients.

Seuls les fous peuvent reconnaître les fous. C’est pour cette raison qu’ils n’ont pas réussi à mettre un diagnostic sur ce qu’ils nomment « cette pathologie unique ». Dans leur arrogance, ils ne peuvent imaginer que je suis normal et qu’ils sont, eux, eux tous, les malades.

Ma soif assouvie, j’ouvre la gorge de l’autre et je regarde s’épandre son sang sur le carrelage vieillot de l’asile. La cellule dans laquelle ils me détiennent n’a pas de fenêtres, mais bizarrement, je sens quand la nuit recouvre le monde. Cette impression de revivre bouscule chaque fibre de mon corps, enfin libéré des neurodépresseurs que j’ingurgite chaque jour.

L’équipe de nuit présente un effectif réduit, et je suis persuadé de reconnaître aisément tous les tocards qui ouvrent la trappe de la porte de ma prison pour me surveiller chaque heure.

Je me glisse dans le couloir où des lumières blafardes inondent de leur pâleur maladive les corridors tristes et crasseux de l’institut. Au bout se trouve le bureau du chef de ces geôliers médicaux. Je longe le mur sans un bruit et passe la tête par l’embrasure de la porte. Sur le côté gauche, un mur d’écrans renvoie ce que chaque caméra capte à tout instant. Je repère celle de ma piaule. On y voit clairement les deux corps allongés et la mare d’hémoglobine dans laquelle ils baignent.

Tout ce sang gâché.

Mais cet abruti est penché sur un « laptop » et mate un film porno. Je souris à l’idée qu’il va me régaler simplement parce qu’il ne peut s’empêcher de reluquer des culs, jusque dans son boulot. Je m’avance furtivement et place mes deux mains sur sa gorge, avant de planter mes ongles dans sa trachée et de tirer avec force de chaque côté. Le sang qui jaillit arrose l’image où une jeune femme s’échine à mettre deux sexes dans sa bouche.

Le chef tente de parler, mais seul un gargouillis s’échappe de ses lèvres. Il se retourne et son regard traduit la terreur et la douleur. Il sait qu’il est en train de mourir. Je ne ressens aucune pitié, ni aucune compassion. Il n’avait qu’à penser avec son cerveau et non avec sa bite.

Si mes calculs sont exacts, il reste deux infirmiers.

Je trouve le premier en train de somnoler dans ce qui semble être une salle de repos, où des machines distribuent des barres chocolatées et des boissons gazeuses. Le petit couteau que j’ai récupéré dans le bureau de l’obsédé me simplifie la tâche. Vider de son sang l’endormi se fait plus proprement, sans que j’asperge mes vêtements déjà bien tachés de rouge.

Aucun des trousseaux de clefs n’ouvre la grille en acier renforcé qui me barre la route de la liberté. Je soupçonne le dernier d’être en possession du Graal qui va me permettre de sortir de cette taule. Mais il est introuvable.

Je ne comprends pas.

J’inspecte chaque couloir et chaque section du bâtiment. Je compte une douzaine d’autres pensionnaires, enfermés dans des cellules semblables à la mienne et complètement shootés aux médicaments. Il me semble même que l’un d’eux est décédé, étouffé par son vomi. Impossible d’entrer pour vérifier.

Les murs de cette prison pour fous m’oppressent. Je veux sortir. Je sens la colère monter.

Où est ce con ?

La nuit est bien avancée maintenant, et je dois sortir avant l’aube. La relève ne va pas tarder et m’échapper pendant la journée va multiplier les risques de me faire capturer par la police. Le temps presse.

– Où es-tu ? Si tu me laisses sortir, je te laisse tranquille.

Le bluff est grossier, mais avec ces bas de plafond, on peut toujours avoir de l’espoir.

– Va te faire foutre ! hurle le survivant.

Je me réjouis. Le piège fonctionne constamment avec les ploucs. Mais lorsque je me dirige vers l’endroit où sa voix m’attire, je réalise avoir été berné. L’infirmier s’est enfermé dans une cage.

– Lorsque l’équipe de jour va se pointer, ils verront immédiatement qu’il y a un souci et vont appeler les flics, tu es baisé, Bruce, et tu vas payer pour ces nouveaux morts, vampire de mes couilles !

La rage perce dans sa voix, mais j’y décèle une pointe de peur, et peut-être même du chagrin. Mais c’est l’odeur de son sang qui emplit mes narines et les battements de son cœur frappent à mes oreilles avec la régularité d’une horloge.

La frustration me recouvre de son linceul aveugle. Je m’agrippe à la grille qui me sépare de lui et la secoue comme un forcené. Rien n’y fait. Il s’est réfugié dans un abri inaccessible. Je dois fouiller à nouveau le bureau du chef, j’ai peut-être raté un tiroir.

Certains pensionnaires sortent de leur léthargie nocturne alors que le ciel s’éclaircit au-dehors.

De retour dans la salle de surveillance, le sang du gardien a ruisselé un peu partout et je manque de glisser sur le liquide visqueux. Ma seconde inspection ne remporte pas plus de succès que la première.

Qu’est-ce que je cherche déjà ?

La fatigue s’invite et je commence à sentir le poids de cette nuit blanche. Un nouveau vertige m’oblige à me tenir au fauteuil du chef. Ma vision devient floue alors que les premiers rayons du soleil passent au-dessus de la montagne. Je le vois par la fenêtre du bureau. Je n’ai pas l’habitude de travailler la nuit et ce remplacement m’a épuisé. Lorsque je sors dans le couloir, des empreintes rouges recouvrent le sol. Je fronce les sourcils, il y a un problème.

Je suis les traces qui me conduisent à la chambre du « Vampire de Philadelphie ». Je ne savais pas qu’il était arrivé, mais l’inscription sur la fiche accrochée au mur indique son nom : Bruce Dormero.

Pourquoi sa porte est ouverte ?

Mais lorsque je vois les corps de deux de mes collègues, l’épouvante me saisit de sa main glaciale. Anton et Charles se sont vidés de leur sang et semblent morts depuis des heures. La teinte grisâtre de la peau ne trompe pas. Je regarde dans les deux directions, la peur au ventre. L’assassin est-il toujours dans les parages ? Pourquoi personne n’a donné l’alerte ?

La salle de contrôle se situe au bout du corridor, et je m’y dirige en restant sur mes gardes. Tout est calme et silencieux, mais avec les timbrés que nous gardons à l’écart de la société, rien n’est jamais sûr.

Le chef est mort également. Je verrouille la porte et me saisis du téléphone.

Ça sonne. Répondez, bon Dieu !

– Police, que puis-je pour vous ?

– Bonjour, je m’appelle Kurt, je suis à l’Institut Mayfair, un pensionnaire s’est échappé, il s’agit de Bruce Dormero, dit « le Vampire », il a tué plusieurs de mes collègues, envoyez vite des renforts et des ambulances !

– Restez en ligne, je fais le nécessaire. Cachez-vous le temps que les secours arrivent.

– Merci.

Je savais que ce « Vampire de Philadelphie » était un personnage hors norme, et je crois que je peux me réjouir d’avoir survécu à ses massacres.

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