27 mars 2029.
Déjà dix jours que les deux scientifiques occupaient la station 31. L’étude concernait la modification du permafrost due aux effets du réchauffement climatique. Les conclusions n’étaient pas des plus encourageantes : ils constataient une fonte des couches les plus anciennes, là où la température n’était plus passée au-dessus de zéro degré Celsius depuis des millénaires. L’autorité dont ils dépendaient craignait la libération de virus ou de microbes gelés depuis si longtemps que les humains ne seraient pas capables de s’en défendre.
Bien que la zone qu’ils étudiaient était encore préservée, ils prélevaient des carottes de glaces et de roches afin d’anticiper les décennies à venir.
Tanya Robertskaya fut la première debout ce matin-là. Quinquagénaire, elle était encore superbe. Dans cette Russie pauvre de la fin du XXe siècle, elle avait tiré avantage de sa plastique pour gagner de l’argent dans le mannequinat afin de payer ses études. Une fois son diplôme de docteur en biologie et épidémiologie en poche, elle avait abandonné ce métier de paillettes pour se consacrer entièrement à l’étude et la propagation de maladies rares, oubliées ou nouvelles. Depuis cinq années maintenant, elle participait à des missions d’un mois dans cette station de recherches en pleine Sibérie, avec son collègue Sergei Potovski.
L’odeur de café envahissant le module qu’ils occupaient tira Sergei du lit à son tour. La journée allait être chargée. Les deux collègues fonctionnaient comme un vieux couple, bien que leur relation soit uniquement professionnelle. Bien sûr, Sergei n’était pas insensible aux charmes (physiques et intellectuels) de Tanya, mais il n’avait jamais eu de mots ou de gestes déplacés à son encontre, il était un homme marié, et intègre. C’était principalement pour cette raison que ce tandem fonctionnait parfaitement bien.
– Tu es sûre que tu veux que nous prélevions une carotte à cet endroit ? hurla Sergei.
Le vent polaire soufflait très fort et ses mots se perdaient dans les volutes d’air tourbillonnant.
– Quoi ?
Tanya s’approcha de son collègue qui manœuvrait la machine à percer la croute glacée.
– Je creuse ici ? répéta-t-il.
– Oui, le sol a perdu quelques centimètres encore depuis l’année dernière.
Il acquiesça d’un signe de tête puis actionna le piston qui s’enfonça dans le sol tel un marteau géant frappant un clou tout aussi gigantesque. Une colonne de roches et de glaces entremêlées fut extraite et immédiatement enfermée dans un long tube métallique hermétique qui la garderait à température pour le transport jusqu’au laboratoire. Les trois prochains jours allaient être consacrés à son étude.
Alors qu’ils retournaient vers leur véhicule tout terrain, un énorme craquement se fit entendre, accompagné de légères secousses au niveau du sol qu’ils sentirent remonter le long des jambes. Tanya et Sergei comprirent instantanément ce qui allait se produire et coururent vers le 4×4. Le scientifique jeta le tube contenant la carotte à l’arrière de la voiture, se précipita derrière le volant, enclencha la marche arrière et appuya à fond sur l’accélérateur. Devant eux, le sol se déroba, révélant un immense cratère tandis qu’une sorte de colonne de vapeur s’éleva très haut dans le ciel, tel un geyser, avant d’être dispersée par le vent puissant qui balayait la plaine.
– On a eu chaud, déclara Sergei.
Tanya ne répondit pas. Elle fixait la gigantesque excavation naturelle. De la fumée continuait de s’en échapper et se dispersait dans toutes les directions à la vitesse des bourrasques qui continuaient de la chasser. Elle n’aimait pas ce qu’elle voyait.
– Rentrons.
Enfin à l’abri dans le module de la station dont ils étaient les seuls occupants à cette période de l’année, les deux scientifiques s’enfermèrent dans le laboratoire. Équipés chacun d’une combinaison de protection, ils débutèrent l’étude de l’échantillon du sol qui s’était écroulé et avait failli les emporter.
Alors que Tanya commençait ses prélèvements pour analyses sur les différentes couches de glace que composait la carotte, Sergei s’occupait de passer sous microscopes des échantillons de roches.
– Tu as l’air inquiète, déclara l’homme alors que sa collègue n’avait pas dit un mot depuis leur retour de l’expédition du matin.
– Non, pourquoi ? mentit-elle.
Bien sûr qu’elle était soucieuse. Elle savait le danger que le permafrost pouvait représenter au niveau épidémiologique, et ce que l’effondrement pouvait avoir libéré. Peut-être que ses préoccupations n’étaient pas justifiées, mais elle voulait en savoir plus. Elle remplit plusieurs éprouvettes avec des cristaux de glace de différentes époques et les plaça dans une centrifugeuse tandis qu’elle enferma le reste dans un réfrigérateur. Il lui fallait maintenant attendre plusieurs heures pour que les premiers échantillons puissent être étudiés. Elle laissa Sergei à ses analyses, passa le sas de quarantaine et s’installa devant son ordinateur pour consigner dans un rapport l’activité de la journée.
Sergei la rejoignit en fin d’après-midi alors qu’elle avait pris l’initiative de leur chauffer les plateaux-repas précuits qui constituaient leur quotidien.
– L’analyse géologique est identique à celle du début de la semaine, rien de spécial, annonça le scientifique à sa collègue.
– Tant mieux, je pourrai commencer les miennes demain matin.
Après le dîner, chacun vaqua à ses occupations, les mêmes chaque soir : Tanya s’isolait dans sa cabine avec un livre tandis que Sergei s’abrutissait devant les infos de la télévision nationale russe, suivies par des talk-shows sans intérêt.
28 mars 2029.
La routine matinale était bien huilée. D’abord un contrôle de la météorologie : une journée froide était annoncée, neuf en dessous de zéro, un peu moins que la moyenne de saison qui dépassait plutôt les moins vingt. Et toujours un grand vent qui soufflait depuis le nord-est. Puis les deux scientifiques déjeunaient et s’adonnaient à une séance de sport à la manière des astronautes. La dépense physique était nécessaire lors de longues périodes d’isolement dans un milieu confiné, même s’ils sortaient de temps en temps pour récolter des carottes à étudier.
Habillés de leur combinaison étanche et sécurisée, Sergei continua sa routine d’analyse des différentes strates de roches extraites la veille tandis que Tanya put enfin s’atteler à examiner ses échantillons de glaces. Ce ne fut que sur la fin d’après-midi qu’elle découvrit ce qu’elle craignait depuis l’incident de la veille. Une bactérie qu’elle n’arrivait pas à identifier se trouvait dans un des prélèvements. En fait, il s’agissait d’une myriade de bactéries qui grouillait devant ses yeux sur la lamelle que son microscope électronique zoomait.
– Sergei, tu peux regarder ?
– Oui
Le collègue de l’épidémiologiste se pencha à son tour sur le microscope électronique.
– C’est quoi ? demanda-t-il.
– J’espérais que tu saurais, répondit Tanya.
– Cela ressemble à… euh non, hésita-t-il.
– À quoi ? insista la scientifique.
– Au Bacillus Anthraxis.
– Exactement ce que je me disais, mais cette souche est étrange, elle semble volatile, mais ce n’est pas comme ça que cette bactérie est connue. Seul le corps paraît identique.
– Parce que ce n’est tout simplement pas des souches de la maladie du Charbon, mais autre chose, similaire. Tu vas pouvoir donner ton nom à une bactérie, plaisanta-t-il.
Tanya n’ajouta rien, mais fit une moue que son collègue ne vit pas à travers son casque de protection.
– Il est l’heure de manger, tu continueras demain.
– D’accord.
Sergei alluma la télévision pour suivre les informations alors que Tanya hésitait à retourner étudier sa découverte.
La présentatrice décrivit la situation préoccupante au Moyen-Orient, où une résurgence de groupes terroristes menaçaient à nouveau la paix dans la région alors que toute tension avait disparu depuis plus que cinq années. Elle parla ensuite de la visite officielle du président chinois, reçu en grande pompe par le Kremlin, avant de glisser une dépêche anodine, mais qui résonna auprès des deux scientifiques.
« Plusieurs villages depuis Omsk jusqu’à Perm semblent être touchés par une grippe virulente qui s’attaque aux voies respiratoires. Les hôpitaux sont saturés et les autorités sanitaires invitent les habitants à prendre les précautions nécessaires pour éviter toute contagion. »
« Maintenant la météo… »
Tanya et Sergei échangèrent un regard qui en disait long. Puis la scientifique se leva d’un bond et se précipita vers son laboratoire.
– Vérifie la vitesse et la direction du vent lorsque le sol s’est effondré !
– Mais… Nous sommes à plus de trois mille kilomètres d’Omsk, et pour la distance avec Perm, rajoute pas loin de mille kilomètres de plus…
– Justement ! Je vais envoyer un mail sur la découverte de la journée pour qu’ils prennent des mesures immédiatement.
Sergei regarda la carte accrochée sur le mur, puis secoua la tête.
– Si la vitesse a été constante, la contagion a déjà dépassé Moscou. Je pense même que l’arc allant de la Finlande à l’Ukraine a été atteint.
– Tu sais ce que cela signifie ?
– Oui. Les aéroports internationaux…
Tanya se précipita sur le téléphone satellitaire à leur disposition. Il ne devait être utilisé qu’en cas d’urgence. Elle appuya frénétiquement sur les touches et porta l’appareil à son oreille.
– Allez ! Répondez !!!
Plusieurs minutes passèrent…
– Personne ne répond ! s’énerva la scientifique après plusieurs essais.
Sergei changeait de chaînes, en espérant capter de nouvelles infos. Il n’eut pas à attendre longtemps, les émissions programmées furent toutes interrompues par des flashs spéciaux qui relataient une explosion de contagion d’une épidémie inconnue qui commençait à faire des morts en grand nombre.
« Les autorités sont formelles : restez chez vous, évitez tout contact avec quiconque, calfeutrez vos portes et fenêtres tant que les autorités n’en sauront pas plus. Les gares et aéroports vont être fermés immédiat… » mais la présentatrice ne put finir sa phrase. Elle fut prise d’une quinte de toux en direct et toussa du sang qui éclaboussa son bureau et ses notes. Elle regarda la caméra alors qu’on pouvait distinguer de la peur dans ses yeux qui se remplissaient de larmes. Elle se leva et partit en courant tandis que l’image bascula sur un texte excusant la chaîne pour un arrêt momentané de la diffusion.
– Mon Dieu… s’exclama Tanya.
Sergei s’acharna sur la télécommande pour dénicher d’autres informations pendant que Tanya retentait le téléphone satellitaire.
– Toujours rien, dit-elle, dépitée.
Sergei réussit à trouver une chaîne locale du Kazakhstan qui relayait CNN. Une carte mondiale se couvrait de rouge tandis que le titre « Worldwide Pandemic » illustrait la progression de la contagion. Tous les continents étaient touchés, plus ou moins fortement. Le présentateur réapparut à l’écran, muni d’un masque. Il rassura ensuite ses compatriotes en diffusant des images du président américain qui dirigeait, depuis son bunker de la maison blanche, la mise en place de la quarantaine complète du pays. Cependant, de nombreux foyers avaient déjà frappé les États-Unis.
– C’est notre faute, soupira Sergei.
Il venait de sortir une photographie de sa femme Svetlana de son portefeuille. Il caressait son visage avec son pouce, les larmes aux yeux.
– On n’en sait rien, se défendit Tanya, sans y croire.
29 Mars 2029.
Les deux scientifiques n’avaient pas dormi de la nuit.
Tanya avait tenté de joindre les autorités avec le téléphone satellitaire, sans résultat : personne de l’autre côté pour répondre. Elle avait travaillé une partie du temps sur sa découverte, confirmant l’évidence. La bactérie dérivée de la maladie du Charbon se comportait de façon étrange. Le bacille était mobile et possédait des flagelles, contrairement à sa version « connue », et était tout aussi résistante. Son autre particularité qui expliquait la pandémie était sa reproduction rapide et sa transmission aérienne.
Sergei était resté à se morfondre devant la télévision, sans pouvoir chasser de son esprit l’image de sa femme. Les chaînes avaient cessé leur diffusion les unes après les autres et seule la chaîne nationale russe Piervyi Kanal affichait des pages catastrophiques sur l’état de la pandémie mondiale. Les estimations étaient des plus cataclysmiques. Quatre-vingts pour cent de la population mondiale touchée et condamnée, la plupart des gouvernements éradiqués, la faune tout aussi affectée que l’humanité. Quelques spécialistes avaient même avancé les termes d’extinction de l’Homme…
Fatiguée, Tanya avait besoin d’un café. Elle retira sa combinaison dans le sas de décontamination, et fut prise d’une quinte de toux. La main devant la bouche, elle constata des gouttelettes de sang au creux de sa paume. Une boule d’angoisse explosa au creux de son estomac. Elle était infectée. Combien de temps avant que cela soit fatal ?
Elle ne pouvait pas entrer dans la salle de vie du module, et risquer de contaminer Sergei. Elle pressa le bouton de l’interphone pour l’appeler, les larmes aux yeux.
– Sergei ?
Pas de réaction.
– Sergei, réponds s’il te plaît ! insista-t-elle.
Mais aucune réponse ne viendrait. Le corps de son collègue se balançait doucement, pendu, sa main crispée sur la photo de Svetlana…