BÉTA TESTEURS

Encore une idée farfelue de Julia : passer leurs deux semaines de vacances chez Alkatronics afin de tester les nouveaux anibots que la firme souhaitait mettre sur le marché. Cette société, numéro un dans le domaine des animaux domestiques robotisés, cherchait toujours de nouveaux béta-testeurs.

– Avec ce qu’ils paient, on va pouvoir recouvrir nos deux loyers de retard. Et puis réfléchis, tu voulais partir en vacances, mais avec quel argent ?

Comme toujours, Patrick ne put que s’incliner devant les arguments imparables de sa femme. Depuis son licenciement économique, ils tiraient le diable par la queue chaque fin de mois, et ces deux semaines allaient leur permettre de rester à flots, au moins provisoirement.

Patrick travaillait pour la dernière usine de voitures non automatisées. Déjà dix-sept ans que les premiers véhicules autonomes avaient envahi les routes pour finalement s’imposer devant la réduction drastique de la mortalité routière. Seuls quelques riches collectionneurs achetaient encore des voitures « à l’ancienne », autorisées uniquement sur circuit. Bien que son expertise professionnelle parlât pour lui, la plupart des fabriques actuelles n’employaient plus que des robots, l’obligeant à se reconvertir.

Julia s’occupait des nouveau-nés de la maternité du Grand Duc, rattachée à l’hôpital central de leur bloc de résidence. Dans ce domaine, l’humain restait plus que nécessaire : aucun robot ne pouvait combiner l’attention, la tendresse et la douceur dont les bébés avaient besoin. Mais ce salaire unique ne leur permettait pas de vivre correctement.

Pris en charge dès leur arrivée chez Alkatronics, le couple se trouvait maintenant dans une grande pièce aux murs blancs, dans une ambiance très froide et aseptisée, à remplir une fiche d’identification. Deux hommes entrèrent.

– Bonjour, je m’appelle Docteur Killian et voici Monsieur Diou, mon assistant. Nous sommes chargés de votre séjour et de vos tests pour cette quinzaine.

Le couple se leva par politesse à leur entrée.

– Docteur ? s’étonna Patrick.

L’homme sourit.

– Oui, ce titre m’est dû car j’ai un doctorat en science biomécanique, rien de médical, répondit-il.

Pourtant, les deux ingénieurs ressemblaient plus à des infirmiers de bloc opératoire qu’à des scientifiques. Ils portaient une sorte d’uniforme blanc et une calotte de la même couleur sur la tête.

– Je vois que vous avez rempli les formulaires d’intégration au programme, parfait. Je vais vous expliquer comment vont se dérouler ces deux semaines et ce que nous attendons de vous. Nous sommes en train de tester une nouvelle génération d’anibots, qui seront presque impossible à discerner des vrais animaux domestiques. Les nouveautés consistent à les nourrir, leur donner à boire, et les sortir afin qu’ils fassent leurs besoins. La biomécanique interne a été conçue pour traiter les aliments comme un organisme naturel, les transformer et les éjecter comme le ferait n’importe quel être vivant.

– Pourquoi ça ? je veux dire que l’intérêt des animaux robots réside aussi dans le fait de ne pas avoir à les nourrir et les sortir, objecta Patrick.

– Vous avez raison. Cependant, nous savons qu’une certaine clientèle réclame ces améliorations, à but pédagogique dans les écoles par exemple, pour expliquer le cycle de la vie plus concrètement. Nous savons aussi que les personnes âgées sont rebutées par le fait que les anibots fassent un peu trop robot. Cette nouvelle génération de prototypes est donc, normalement, impossible à discerner des vrais animaux. Vous allez voir, vous risquez d’être bluffés.

– Comment cela va se passer concrètement ? demanda Julia.

– Vous allez être assignés à un espace de test. Le nom n’est pas sexy, je vous l’accorde, mais en pratique, c’est un grand appartement avec une terrasse qui ressemble à s’y méprendre à un jardin. Il y a des caméras dans chaque pièce, excepté dans les commodités et dans la chambre, bien évidemment. Nous pourrons ainsi monitorer l’expérience. Vous serez en parfaite autonomie avec les animaux. Vous devrez vous faire à manger, vous occuper d’eux et vivre le plus simplement du monde. Chaque soir, vous devrez remplir une fiche d’appréciation sur les comportements de chaque anibot, que nous ajusterons chaque nuit, et nous aurons une entrevue au bout d’une semaine et à votre sortie pour faire le bilan du test.

– Voici une fiche d’appréciation type, dit Mr Diou.

L’assistant tendit une feuille à Julia et Patrick.

– Poisson rouge ?

– Oui. Bien sûr, il y aura bien moins à dire que pour les autres. Vous aurez deux chiens, un yorkshire et un labrador, un chat, un poisson rouge, un perroquet qui est censé apprendre des mots régulièrement, donc n’hésitez pas à interagir beaucoup avec lui, ainsi que deux lapins. Ils doivent rester dans le jardin. Quand les anibots feront leurs besoins, vous devrez ramasser et nous transmettre leurs déjections pour que nous les analysions, pour contrôler si cela fonctionne comme nous l’espérons. Je vous passe les détails. Vos valises ont été transférées dans l’espace de test, si vous n’avez pas d’autres questions, nous pouvons commencer.

– Je crois que c’est bon, répondit Patrick.

– Pour moi aussi. De toute façon, nous pouvons communiquer avec vous si nous avons besoin de quelque chose ? demanda Julia.

– Non. Sauf en cas de danger – mais ce n’est jamais arrivé – vous êtes en autonomie complète pendant une semaine, avec un jour de relâche et de debrief avant d’entamer la seconde semaine en autonomie complète à nouveau.

– Très bien, allons-y alors.

 

A peine entrés dans le salon, les deux chiens célébrèrent leur arrivée, comme le feraient de vrais canidés au retour de leur maître. Le petit jappait constamment en sautant autour d’eux, tandis que le gros frottait son museau contre la jambe de Patrick, réclamant des caresses.

– Incroyable, on dirait réellement des vrais, s’exclama Patrick.

– Oui, il n’a pas exagéré, c’est fou.

Sur la commode se trouvait un écran tactile où un message clignotait :

« Donnez un nom à chaque anibot. Choisissez bien, car ils vont l’enregistrer ».

– Je nomme le petit et je te laisse le labrador, il a l’air de t’avoir adopté, proposa Julia avec un grand sourire.

Patrick adorait ce sourire. Ces derniers temps, leur situation n’engendrait que morosité et les raisons de se réjouir se trouvait au même niveau que leur compte en banque : en dessous de zéro. Mais cette jolie blonde aux yeux noisette avec qui il était marié depuis huit ans était son soleil, et il ne rayonnait que lorsqu’elle était heureuse.

– D’accord. Je vais l’appeler Caramel, rapport à sa robe.

Julia éclata de rire.

– Quoi ?

– Tu trouves qu’il est caramel ? il est sable ! tu es bien un homme.

– Pourtant, j’ai fait un effort, j’aurai pu dire marron, plaida Patrick.

– C’est vrai, mais avoue que c’est du hasard. Pour les hommes, il y a marron, marron clair et marron foncé, là où nous avons une vraie palette de couleurs allant du caramel, justement, au sable en passant par taupe, châtaigne, chocolat, feuille-morte, ocre et j’en passe.

Cette discussion ressurgissait régulièrement dans leur couple. Dans beaucoup de couples en fait. Ils en riaient depuis toujours, le sujet étant devenu un private joke.

– Ouais… ben ce sera Caramel, occupe-toi de ton yorkshire plutôt, déclara Patrick sur un ton faussement sec, avant d’éclater de rire à son tour.

Le couple consacra de reste de la journée à prendre ses marques dans ce nouvel environnement. Julia nomma le yorkshire Attila, ce qui ne manqua pas de déclencher une nouvelle moquerie de la part de son mari. Le perroquet, un gris du Gabon, fut baptisé Grisou et le poisson rouge reçu le sobriquet de Nemo. Les lapins devinrent Bonnie et Clyde, tandis que le chat resta introuvable de toute l’après-midi.

Leur appartement de test se composait d’un énorme salon, une chambre sans fenêtre, ce qui dérangea Julia qui dormait toujours fenêtre ouverte, une grande salle de bain, un WC séparé et un grand jardin, hélas fermé par des murs de quatre mètres. Les fleurs et la petite fontaine centrale n’effaçait cependant pas l’effet « cour de prison » que conférait cette enceinte en béton. Enfin, une cuisine toute équipée et un garde-manger très fourni, pour les anibots et pour eux, clôturait la visite.

– J’ai trouvé le chat, annonça Julia.

– Où ?

– Dans le garde-manger, il est planqué derrière les boîtes de conserves.

Un gros chat roux, limite obèse, s’extirpa de la petite pièce servant d’entrepôt à la nourriture. Il les toisa avec tout la noblesse et le mépris que seuls les félins arrivent à communiquer, tout en allant s’installer sur le canapé.

– Regarde-moi ce gros matou !

– Tu sais comment on devrait l’appeler ? déclara Julia, une idée derrière la tête.

– Ouais. Garfield !

– C’est ça…

Le couple rit à nouveau de bon cœur, décidément, ces deux semaines de « travail » s’annonçaient finalement comme de vraies vacances.

Une routine s’installa jour après jour. Les tâches quotidiennes furent réparties équitablement. Julia s’occupait de la cuisine et de la vaisselle, étonnée qu’il n’y ait pas de machine, tandis que Patrick accepta la lourde mission ingrate de ramasser les déjections de tous les anibots et les glisser dans la trappe prévue à la transmission aux ingénieurs. Chaque soir, ils remplissaient la fiche concernant chaque animal domestique, et le lendemain, les ajustements des scientifiques se faisaient sentir. Le chat devenait plus docile et sociable quand ils le demandaient, et la vitesse d’apprentissage de nouveaux mots de Grisou s’adaptait à leur souhait. Les chiens étaient parfaitement calibrés et ne nécessitaient aucune réelle amélioration, tandis que le poisson rouge n’avait pour seules fonctions que de tourner en rond dans son aquarium, manger, digérer, et éjecter ses excréments – qui restaient d’ailleurs les plus délicats à recueillir. Les soirées se passaient devant la télévision ou avec un bon livre, entourée par toute la ménagerie. Même les lapins qui n’étaient pas supposés être à l’intérieur, trouvaient confortable les gros coussins du canapé.

La première semaine s’acheva tranquillement et l’heure du premier bilan arriva.

Une resucée de la présentation d’arrivée, dans la même pièce blafarde, suivie d’un résumé assez précis des changements survenus au fil des jours et des rapports quotidiens du couple. Le Dr Killian se tourna vers Julia.

– Et en ce qui concerne l’équipement ? j’ai entendu que de devoir faire la vaisselle vous a surpris.

– Je ne l’avais plus fait depuis toute petite, lorsque je vivais avec ma mère. Nous n’étions pas riches et bien qu’un lave-vaisselle ne soit pas non plus un luxe, nous ne pouvions nous l’offrir. Cela m’a juste étonnée, mais pas dérangée.

– Très bien, dit le doc. Et vous, passer la tondeuse ? en s’adressant à Patrick.

– J’ai trouvé cela marrant. C’est vrai que ces tâches sont maintenant effectuées par des robots, mais j’imagine qu’en avoir un à disposition pour cette semaine interférerait avec les anibots !

– En effet, c’est le cas. Avez-vous quelque chose à ajouter sinon ?

– Oui. Je trouve dommage que les animaux domestiques vivent en parfaite harmonie alors que de vrais compagnons auraient de temps à autres des comportements différents. Les chiens avec le chat, le chat avec le poisson ou le perroquet… vous voyez ce que je veux dire ? dit Patrick.

– Tout à fait. Mais vous ne craignez pas des désagréments si nous modifions leur comportement pour les rendre conforme dans ce sens ? demanda Killian.

– Vous voulez dire pire que de devoir ramasser leurs excréments et vous en faire un paquet cadeau à chaque fois ?

Le scientifique sourit et se tourna vers son assistant.

– Notez cela, lui dit-il.

Puis au couple :

– Nous allons faire les ajustements cette nuit. Il est possible que demain soit une journée un peu compliquée. Vous nous direz via le rapport quotidien ce qui est trop (ou pas assez) et le jour suivant devrait aller mieux. Autre chose ?

– Je crois que non, conclut Julia.

Le couple réintégra l’appartement qu’ils appelaient maintenant l’arche de Noé. Caramel et Attila leur firent la fête, à peine entrés, tandis que Garfield s’étira quelques minutes avant de venir se frotter à leurs jambes. Il était maintenant sociable mais gardait son air hautain et condescendant. Les époux trouvaient qu’il était l’anibot le plus réussi. Julia s’occupait plus particulièrement du perroquet. Elle attrapa une poignée de noix et d’amandes et rejoignit le perchoir où le gris du Gabon passait tout son temps.

– Grisou content, Grisou content, dit-il à l’approche de la femme.

Elle lui présenta quelques noix qu’il saisit avec dextérité de son gros bec.

– Merrrrci Julia, merrrci Julia.

Bonnie and Clyde se prélassaient dans l’herbe, dehors.

Après le repas du soir, tous s’installèrent pour une séance télé. Patrick et Julia se relaxaient sur le sofa, tandis que les deux chiens bataillaient pour être le mieux installé contre leur maître. C’était Garfield qui les mettait d’accord en les poussant et en s’imposant comme le seigneur des lieux. Les lapins participaient quelques fois à ce tableau familial. Pas ce soir.

– Tu crois qu’on pourrait les prendre avec nous quand ce travail sera terminé ? j’avoue que je les aime vraiment bien et qu’ils vont me manquer, déclara Julia.

– J’aimerai bien aussi. Mais ne rêve pas chérie, des anibots de cette qualité coutent très cher et ceux-là sont des prototypes, je doute qu’ils nous les laissent. Ce travail est plutôt bien payé, mais même ces salaires ne couvriraient pas le prix. Ils vont me manquer aussi.

Des aboiements insistants les réveillèrent le lendemain matin. D’habitude, Caramel n’aboyait que lorsque Patrick lui jetait une balle dans le jardin, et Attila ne produisait que de petits jappements et uniquement lorsque Julia jouait avec lui. Mais ce matin, les deux chiens se produisaient dans un concert d’aboiements incessants qui sortit le couple du lit.

Garfield se trouvait en haut de la bibliothèque, pleine des livres mis à leur disposition, les poils du dos hérissés de peur et de colère. Les deux chiens le regardaient depuis le sol : Caramel battant fortement sa queue comme s’il voulait jouer avec le chat, qui n’était évidemment pas de cet avis, tandis qu’Attila grognait hargneusement vers le félin.

– Ca suffit, cria Patrick.

Les deux canidés cessèrent immédiatement leur vacarme et se réfugièrent dans leur panier respectif, non sans quitter des yeux le matou, toujours perché en haut du meuble.

– J’espère que tu es content, lança Julia.

– Au moins ils sont obéissants, répondit son mari.

– Oui, mais ton idée, même si elle semblait légitime, risque de nous obliger à faire la police toute la journée.

Patrick ne répondit rien. Il n’y avait rien à répondre, il aurait dû y réfléchir avant.

Comme souvent, Julia avait vu juste. La journée ne fut que surveillance permanente des anibots dont le comportement devint un casse-tête : Grisou devenait très agité dès que le chat s’approchait, et Bonnie and Clyde ne sortaient plus de leur enclos et se blottissaient l’un contre l’autre en tremblant dès que le labrador venait les renifler de trop près.

Le couple remplit son rapport quotidien en avance, en espérant que les scientifiques pourraient modifier les comportements des anibots dans l’autre sens avant la nuit, qui risquait d’être agitée. Ils allaient prendre le chat dans la chambre : ce serait le plus simple.

Alors que Julia prenait sa douche, Garfield sauta sur la commode pour esquiver Caramel pendant que Patrick avait le dos tourné. Dans la précipitation, il percuta le bocal de Nemo qui bascula et se brisa dans un fracas sur le sol. Le pauvre poisson rouge se tortillait sur le carrelage, essayant désespérément de respirer, alors que le chat le fixait avec envie, sans pouvoir s’approcher : le labrador le reniflait avec curiosité.

– Rha… c’est pas vrai !! cria Patrick.

Il se précipita vers la mini catastrophe et tenta de se saisir du poisson qui se contorsionnait au milieu des bouts de verres éparpillés. Il se coupa.

L’entaille au bout de son doigt n’était pas douloureuse. Une sorte de liquide gélatineux, gluant et transparent, suintait de la blessure. Il leva les yeux vers Julia qui venait de sortir de la salle de bains puis regarda à nouveau la plaie.

– Non ! non, non, non… dit-il.

Il ramassa un morceau du bocal, remonta la manche de sa chemise et fit une incision sur toute la longueur de son avant-bras. Encore une fois, aucune douleur, mais une grande quantité du même liquide aqueux s’échappa de l’ouverture, et il pouvait distinguer un exosquelette métallique longé par des fils électriques. Les larmes lui montèrent aux yeux tandis que son cou se bloqua dans un mouvement répétitif qui le faisait alterner entre fixer sa blessure et fixer sa femme, en boucle. Il venait de se détraquer…

Julia tomba à genou, alors que quatre hommes firent irruption dans la pièce, précédant le docteur Killian. Il pointa une sorte de petite télécommande vers Patrick qui perdit connaissance et se tourna vers Julia,

– Désolé Julia, encore pour cette fois…

Il désactiva la femme à son tour.

– Récupérez les anibots ! et apportez celui-là à l’atelier pour réparation de son épiderme et celle-là au centre technique pour reconfigurer son cerveau positronique. Remettez tout en ordre, je vais contacter le conseil de gestion.

Rapport du Docteur Killian à propos du test anibots / humabots N°25/12-A

Pour le conseil de gestion,

Pour le conseil administratif,

Pour la cellule de recherche.

Les prototypes anibots répondent à nos attentes une fois encore, nous pouvons commencer la production et la mise sur le marché. Le test a dû être interrompu prématurément à la suite d’un nouveau souci technique résultant d’une prise de conscience. Les humabots fonctionnent comme voulu, mais je demande une réunion de la cellule de recherche et des instances décideuses afin de discuter du problème récurrent que nous rencontrons depuis le test N°22/8B : Devons-nous rendre conscient les humabots de ce qu’ils sont ?

Cordialement

Docteur Killian.

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