L’ASCENSION

Laurata, assise sur son balcon dans la brise nocturne, scrutait la voûte céleste. Au-delà du dôme, les deux lunes de Nobula illuminaient le ciel, très proches l’une de l’autre. Encore une semaine et la dernière circonvolution serait achevée. Les deux astres se superposeraient et le moment de l’Ascension pour ses dix pupilles marquerait leur départ dans la vie. Elle se remémora avec nostalgie sa propre Ascension, douze années plus tôt. Ce moment de choix de carrière. Très marquée par sa guide ; elle avait embrassé la voie de la prêtrise. A son tour, elle enseignait les préceptes d’existence dans la voie de la déesse Pria que tous vénéraient. Enfant, elle avait été un cauchemar pour ses parents, une petite peste incontrôlable qui promettait d’être une adolescente bien pire, une source de soucis permanente. Contre toute attente, dès son premier mois d’intégration au système éducatif, elle avait embrassé la foi en Pria, une illumination aussi inattendue qu’improbable. Devenue un parangon de vertu et de sagesse, on avait peine à croire son enfance turbulente lorsque ses parents y faisaient référence.

Pourtant, sa foi avait vacillé quelques années plus tôt. La mort avait emporté sa mère en moins d’une semaine, des suites d’une maladie rare. Ce qu’elle avait ressenti comme une injustice eut un effet dévastateur sur son père. Aveuglé par le chagrin, il commença à maudire Pria, l’accusant de ne pas s’occuper de ses croyants : comment la déesse avait-elle laissé faire cela ? en défiant ainsi la loi du dôme, il fut expulsé quelques jours plus tard vers les Terres Impies. Laurata n’avait même pas eu le temps de lui dire au revoir avant qu’il ne soit exilé. Ses convictions en furent ébranlées, mais sa mission divine envers ses étudiants et son peuple triomphèrent de ses doutes.

Chaque cité dôme possédait ses propres technologies de défenses afin de se protéger des autres cités dômes et de leurs divinités. Mais le meilleur rempart contre toute attaque, spirituelle ou physique restait la foi de chaque habitant. Les prières et la force des convictions de chaque croyant suivant les préceptes de la déesse Pria alimentaient en énergie psychique le bouclier protecteur qui englobait la cité. Tous les dieux du panthéon de Nebula étaient représentés par une ville et les enjeux de domination céleste se traduisaient par des guerres entre fidèles, leur nombre étant déterminant dans la puissance de leur déité.

Les Terres Impies abritaient les athées qui n’appartenaient à aucun dôme, des hordes de sauvages incultes, sans foi ni loi. Les hérétiques y étaient envoyés en exil, ainsi que les étudiants qui ne validaient pas leur enseignement lors de l’Ascension. Nul se savaient ce qu’il s’y passait, mais le récit de la chute du dôme Marmon en disait long.

Laurata chassa ses pensées troublantes. L’aboutissement de sa carrière surviendrait dans quelques jours, et elle était décidée à en savourer chaque moment jusqu’à l’Ascension de ses pupilles.

*****

Ilgor observait le ciel lui aussi, allongé sur son lit, les joues humides de larmes. L’alignement des deux lunes et l’approche de son Ascension lui étaient un crève-cœur. Il devrait valider son éducation, sa foi et toutes les connaissances que sa prêtresse guide lui avait enseigné pendant huit années. Commencerait alors ses quatre années de formation dans la voie qu’il aurait choisi, et enfin il prendrait sa place au sein de la société. Mais penser au jour de la célébration, bien que cela déclenchât joie et exaltation auprès de ses camarades, de ses parents, de son peuple, ne lui inspirait que dégoût. Et s’il refusait d’y prendre part ? il y songeait de plus en plus et l’idée de rébellion, même passive, apparaissait maintenant comme une échappatoire envisageable. Il en connaissait les conséquences, mais elles semblaient bien douces.

Comme ses camarades, il avait seize ans et nageait en pleine puberté. Alors que ses copains commençaient à regarder les filles de son contingent, lui n’avait d’yeux que pour Laurata. Et l’approche de son Ascension signifiait bien plus que de ne plus jamais la côtoyer. Il regrettait déjà, malgré son jeune âge, les huit années passées en compagnie de sa prêtresse guide. Bien qu’il ait essayé de lui faire remarquer son attirance, aucun signe dans l’attitude de son mentor n’avait permis de déceler si elle avait reçu les signaux envoyés. Il ferma les yeux redoutant le sommeil, chaque nuit le rapprochait un peu plus du jour de l’Ascension.

*****

– RĂ©pète Ă  ton père ce que tu viens de me dire !

La mère du jeune garçon oscillait entre l’hystérie et le désespoir. Ilgor ne dit rien et regarda seulement ses pieds.

– Vas-y ! rĂ©pète !

– Calme-toi chĂ©rie, que se passe-t-il ? demanda l’homme.

Il n’avait même pas eu le temps de se mettre à l’aise en rentrant du travail.

– Notre fils ne veut pas faire sa cĂ©rĂ©monie d’Ascension ! cria Meyla.

– Quoi ?

Le ton du père monta d’un cran immédiatement. Le garçon resta stoïque.

– Tu veux que je te rappelle ce que cela va impliquer pour toi ? pour nous ? pour la ville ?

– Non, je le sais, chuchota le garçon.

– Et c’est ça que tu veux ? ĂŠtre exilĂ© hors du dĂ´me et perdre la protection de notre dĂ©esse ? Devenir un sauvage dans les Terres Impies ? Ou pire… te faire tuer par un autre dĂ´me ? Et semer la honte sur nous et notre nom ? Sans parler d’affaiblir la bienveillance de Pria qui nous protège !

– Je sais tout ça, plaida le garçon. Mais nous aussi sommes des sauvages !

La mère s’assit, au bord de l’évanouissement. Qu’avait-il pu se passer pour que son Ilgor adoré prenne une telle décision, à une semaine de la cérémonie. Ils l’avaient élevé dans la foi, avec le même amour et la même éducation que leurs deux aînés. L’une était maintenant ingénieur botaniste et l’autre mécanicien génétique à l’hôpital central. Ilgor avait choisi les arts de la musique, sa sensibilité unique en faisant un excellent joueur de timolion. Non, elle ne pouvait accepter ça, il fallait qu’ils en parlent à sa prêtresse. Laurata saurait trouver les mots justes. Le temps était compté.

– Ne me parle pas sur ce ton, va dans ta chambre ! dĂ©clara froidement Jodar.

Le père attendit qu’Ilgor sorte du salon avant de se tourner vers sa femme.

– Il t’a dit pourquoi ?

– Non, rĂ©pondit Meyla.

Jodar s’assit à côté de son épouse et lui prit les mains. Il travaillait pour le système de défense aérien du dôme. De petits drones surveillaient en permanence les alentours de la cité à l’affût du moindre rassemblement d’ennemis qui risquerait d’attaquer leur cité. Il était en charge de l’équipe assurant la maintenance.

– Les radars ont repĂ©rĂ© une activitĂ© anormale au dĂ´me Perclès, les gĂ©nĂ©raux craignent une attaque après l’Ascension, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre des fidèles maintenant.

La mère retira vivement ses mains de celles de son mari comme si elle venait de se brûler.

– Tu parles de notre fils comme d’un fidèle de plus pour Pria ? c’est d’Ilgor dont il s’agit ! et tu n’y vois qu’un croyant pour la dĂ©fense du dĂ´me ?

Elle fulminait d’une colère sourde et contenue.

– Je sais, mais c’est important aussi, plaida-t-il.

– Non ! l’important c’est d’abord mon fils ! Je vais parler Ă  sa prĂŞtresse mais pas pour ton foutu dĂ´me, mais pour qu’il reste avec nous ! et ne t’avise plus jamais de parler de lui de cette façon, plus jamais !

Jetant un dernier regard assassin à l’homme qui partageait sa vie depuis sa propre Ascension, Meyla se leva et disparut par la porte menant aux chambres, laissant le père de ses enfants à ses pensées indignes.

*****

– Tes parents m’ont appelĂ©e, affolĂ©s. Tu ne veux pas assister Ă  ta cĂ©rĂ©monie ?

– Non PrĂŞtresse.

– Tu veux me dire pourquoi ?

Le garçon ne répondit pas.

– Tu n’as pas la foi en notre prĂŞtresse ? C’est ça ?

Ilgor secoua la tĂŞte.

– Alors je crois que je sais… mais si c’est parce que tu as des sentiments pour moi, ce n’est pas une bonne raison pour refuser l’Ascension.

Le garçon rougit mais ne dit rien, il était gêné.

« Ainsi donc elle sait », pensa immédiatement Ilgor.

– Je ne pourrai pas…

Il Ă©clata en sanglots.

– Bien sĂ»r que tu pourras finaliser ton apprentissage. Tu es parmi les meilleurs de mes dix pupilles, tu as choisi une voie qui va rendre les gens heureux par ta musique, et ta foi et ton amour renforcera notre dĂ´me et la protection de notre ville. C’est le plus important. Et ce serait dĂ©shonorer mon travail que de refuser l’Ascension, une partie de cet Ă©chec retomberait sur moi.

Elle avait touché juste. Il n’avait pas envisagé qu’elle en subirait également les conséquences et que son honneur de prêtresse guide en serait affecté. Il se redressa d’un coup, les yeux toujours emplis de larmes, mais quelque chose avait changé dans son regard. Une forme de colère avait remplacé le désespoir.

– Mais ce serait injuste ! Implora-t-il.

– Non. Tu as choisi la musique, ta sĹ“ur la botanique et ton frère la mĂ©decine. Moi, j’ai choisi la prĂŞtrise. J’ai choisi d’investir huit annĂ©es Ă  Ă©duquer dix enfants Ă  devenir des adultes et les prĂ©parer Ă  la vie. Et j’en suis heureuse. Trois de tes camarades ont dĂ©cidĂ© de rejoindre l’armĂ©e de Pria pour dĂ©fendre notre dĂ´me, surtout en ces temps troubles oĂą des rumeurs de guerre nous parviennent du dĂ´me Perclès, et deux ont choisi la voie de la prĂŞtrise comme moi. C’est une grande fiertĂ© et j’en suis honorĂ©e. Si tu as foi en Pria et que tu m’apprĂ©cies au-delĂ  du convenable, tu dois accomplir ton Ascension, pour toi, pour moi, pour ta famille, pour Pria et notre ville.

De longues minutes passèrent, et Laurata ne pouvait qu’imaginer le combat que se livrait son jeune pupille. Elle s’était rendu compte qu’il l’appréciait autrement, mais pas au point de refuser la cérémonie. Lors de sa formation à la prêtrise et l’enseignement, ce sujet avait été abordé. Ce n’était pas courant, mais assez fréquent pour que le problème attire l’attention. L’Ordre avait ainsi tenté pendant quelques années de confier les pupilles à des   guides hommes, mais le résultat avait été pire, les jeunes filles s’étaient montrées encore plus intéressées par leur mentor. Et comme il n’était pas question de séparer les contingents par genre, puisque la plupart des couples se formaient pendant cette période de la vie, l’Ordre en était revenu à déléguer l’éducation aux prêtresses.

– Tu vas faire ton Ascension, n’est-ce pas ? Insista Laurata.

– Oui PrĂŞtresse, je le ferai pour vous et Pria, et j’en serai malheureux.

– Promets moi que tu le feras, et que tu vivras une vie heureuse.

– Je peux juste promettre que j’effectuerai mon Ascension, dĂ©clara-t-il Ă  voix basse.

*****

C’était le grand jour. Kalina, la petite lune, était devant Portolo la grande. Elle remplissait parfaitement son espace central, et ce, pour une journée et une nuit, marquant ainsi une nouvelle circonvolution pour la planète Nobula.

Ce jour était sacré pour toutes les villes-dômes. Les guerres s’arrêtaient et les dieux étaient célébrés plus qu’à l’habitude. Quelques décennies auparavant, Marmon, dieu de la   guerre, avait forcé ses fidèles à enfreindre cette règle immortelle et attaqua deux cités pendant le jour de paix et de célébration. Une apocalypse s’était alors déchaînée sur sa ville et, son dôme avait simplement disparu, laissant les habitants à la merci des hordes de sauvages des Terres Impies qui pillèrent et rasèrent la ville. Toute la technologie ne put contenir ce déferlement et les lasers et autres fusils à impulsions ne furent pas suffisants pour éviter le carnage. Un dôme de foi valait toutes les armes et les défenses du monde.

Laurata ne ferma pas l’œil de la nuit : l’excitation de la cérémonie. Elle vivait dans une sorte de temple dédié à toutes les prêtresses et chacune enviait celles qui allaient célébrer l’Ascension de ses pupilles. Avant la mort de sa mère, ses parents auraient été fiers d’elle, devenir prêtresse était la plus grande des réussites individuelles. Après son Ascension, elle avait suivi quatre années de formation avant de se voir confier dix pupilles qu’elle accompagna de leur huitième à seizièmes années, jusqu’à leur propre Ascension. Il existait plusieurs temples à travers de la cité et vingt-trois prêtresses appartenant au sien allaient accomplir la cérémonie ce jour. Le même rituel se déroulerait simultanément dans tous les temples de la ville.

Elle enfila sa robe d’apparat et l’ajusta devant son miroir. Sa grande taille s’harmonisait avec sa corpulence longiligne, et son visage doux et fin en faisait une très belle jeune femme. Les prêtresses étaient autorisées à être en couple, et même à avoir des enfants, mais aucune n’usait de ce privilège, pour des raisons évidentes. Apprêtée, elle se rendit dans la salle de prière. Elle y retrouva les autres « élues » de la journée ; chacune irradiait de bonheur et de joie pour ce qui serait le plus beau jour de leur vie : l’achèvement de la formation des enfants qui leur avaient été confiés. Laurata savourait chaque seconde, agenouillée dans la chaleur et l’amour de Pria, quand le grand anachorète de l’Ordre, qui ne sortait de sa retraite qu’à chaque circonvolution et uniquement pour ce jour béni, leur demanda de passer une par une dans la petite pièce attenante afin de procéder aux derniers préparatifs. Cette fois, c’était le moment, ce pour quoi elle avait dédié sa vie entière. Elle entra à son tour pour accomplir son destin.

*****

– PrĂ©pares-toi ! ce n’est pas la journĂ©e Ă  ĂŞtre en retard.

Ilgor n’avaient pas fermé l’œil de la nuit non plus. Son jeune esprit ne faisait que ressasser sa discussion avec Laurata, trois jours plus tôt et son déchirement de lui avoir donner sa parole d’accomplir son Ascension. Il était coincé, il n’avait plus le choix, quand bien même qu’il l’ait eu un jour.

– C’est bon, je suis prĂŞt.

Ses parents étaient habillés de leurs plus beaux atours. Ils allaient assister à leur troisième Ascension, mais c’était chaque fois la même fierté d’accompagner sa progéniture à ce départ dans la vie. Morena, sa grande sœur, serait là, mais Vicme n’avait pu échapper à sa garde à l’hôpital. Etre témoin d’une Ascension n’était autorisé que lorsqu’on avait soi-même accompli la sienne, Ilgor n’avait donc pu être présent à celles de ses ainés.

La famille se rendit au temple en navette. L’esplanade avait été aménagée afin d’accueillir les invités des deux cent trente pupilles qui parachevaient leur formation aujourd’hui. Le dôme, au-dessus de leurs têtes, brillait plus intensément, comme à chaque circonvolution. Les deux lunes illuminaient le ciel presqu’autant que le soleil blanc qui assurait la vie sur Nebula.

Ilgor se dirigea vers son groupe ; les camarades avec qui il avait passé huit années à étudier et prier, sans se retourner. Ils étaient les premiers à passer. Des prêtres en tenues immaculées les firent s’assoir autour d’une table ronde, alors qu’un hologramme du visage de Laurata trônait au centre, bordé de fleurs blanches. Le grand anachorète se trouvait devant un autel où était posé un grand livre ouvert. Il se pencha et commença à lire d’une voix solennelle.

– Ce jour restera pour chacun de vous le plus important jour de votre vie. Aucun Ă©vènement ne dĂ©passera la joie de ce que vous allez accomplir. L’Ascension est la cĂ©rĂ©monie qui vous accepte au sein de la communautĂ©, au sein des croyants de notre bien-aimĂ©e Pria, au sein de la vie dans notre dĂ´me.

Des prêtres firent leur entrée et versèrent de l’eau dans des verres en cristal, un par pupille.

– Dans ces coupes se trouvent l’eau de la vie. Elle va vous purifier de toutes pensĂ©es impies, de tous pĂ©chĂ©s de jeunesse, et vous prĂ©parer Ă  recevoir la consĂ©cration de votre enseignement. Buvez maintenant.

Le visage de Laurata souriait au milieu de la table. Elle avait l’air heureuse. Chaque élève but son verre entièrement, d’un trait. Un léger murmure provenait de la foule spectatrice. Il s’agissait de prières murmurées et le dôme scintilla et brilla encore plus vivement. Les prêtres firent une nouvelle entrée, disposant une assiette devant chaque pupille. Ilgor ferma les yeux pour les empêcher de se remplir de larmes… en vain.

– Dans ces plats se trouvent la connaissance et la foi de votre prĂŞtresse. Mangez pour ne jamais oublier son enseignement intellectuel et spirituel et intĂ©grer le dĂ´me de Pria. Effectuez votre Ascension et rendez honneur Ă  Laurata pour son sacrifice.

Alors que ses camarades se rĂ©galait du moment, tout autant que de la nourriture prĂ©sentĂ©e, Ilgor refreina un haut de cĹ“ur alors qu’il mit un morceau du cerveau de la prĂŞtresse dans sa bouche : il lui fallait manger et digĂ©rer l’intellect de son mentor, puis sa foi par le biais d’un morceau de son cĹ“ur, afin de finaliser son Ascension. Alors que la foule spectatrice applaudissait Ă  tout rompre ce rituel, le jeune homme se sentit seul au monde…

Panier
Retour en haut